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1/10/2019

Géométrie et planéité de la touche d'une basse fretless:
moins simple qu'il n'y paraît!

Rendons à César ce qui est à César: cet article est en grande partie une synthèse personnelle de nombreux posts du luthier vétéran Bruce Johnson (USA), luthier spécialiste de la basse fretless, auprès duquel j'ai eu le privilège d'acquérir le savoir-faire me permettant de prétendre être, à mon tour, un des spécialistes en Europe de la touche de basse fretless (fretless bass fingerboard), aux côtés des rares facteurs d'instuments pointus en la matière (notamment Warwick en Allemagne, Wal en Angleterre et ACG en Écosse).

Une touche de fretless typique, "normale", est comme celle des basses à frets, de coupe cylindrique. C'est-à-dire que son rayon de courbure (ci-après dénommé radius) est le même sur toute sa longueur, du sillet au talon.

Le hic avec cette forme de radius générique (présente sur la vaste majorité des basses de production, même celles des "grandes" marques comme Fender ou Ibanez), vient du fait que les cordes d'une guitare ou d'une basse ne sont pas parallèles les unes aux autres: elles sont plus rapprochées au sillet, qu'elles ne le sont au chevalet. Ce qui fait que même si le radius de la touche (et des pontets au niveau du chevalet) est le même aux deux extrêmités, le dessous des cordes lui, ne dessine pas un cylindre, mais plutôt un cône (oui, bon, une section de cône, pinaillons pinaillons...).

Essayer de combiner une section de cylindre et une section de cône... ça ne correspond pas.

Conséquence: si la corde centrale (sur une 5 cordes) a bien une distance constante* à la touche, les autres cordes elles, sont en fait légèrement plus près de la touche au milieu de leur longueur utile (scale length). Les cordes les plus éloignées de la ligne centrale (mi et sol sur une 4 cordes, si et sol sur une 5 cordes...) "coupent" sensiblement le rayon cylindrique de la touche.

Si on aime l'action haute et/ou que le radius est important (16" et plus), aucun problème, ça ne se ressent pas. Si on aime l'action basse et/ou qu'on a un radius étroit (12" et moins).... aïe, la corde est trop près de la touche à cet endroit et bonjour le frisage/buzz!

* bien entendu, en pratique, une corde n'est jamais à distance constante de la touche: elle fait toujours un angle avec cette dernière sinon l'action serait égale à 0 et l'instrument serait injouable ;-). Une distance "constante" est évoquée uniquement pour faciliter la visualisation de la chose.

Conséquence? Il est impossible d'obtenir une action très basse, propice au fameux "mwah" de la fretless, sans provoquer sur les cordes latérales un frisage disgracieux, voire carrément des zones muettes (dead spots), sur une large zone de jeu. Beaucoup de bassistes fretless se retrouvent ainsi condamnés, de fait, à une action plus haute qu'ils n'auraient voulu, tout en se creusant la tête pour comprendre comment diable certaines de leurs idoles comme Mick Karn, Gary Willis ou John Giblin obteniennent des tonnes de "mwah" dans leur jeu sur toute la longueur du manche, sans dead spots!

La façon correcte de procéder pour obtenir un instrument répondant excellemment à une action très basse, n'est donc pas de réaliser un radius "tout beau tout parfait et tout constant" à l'aide d'une cale radiusée, mais au contraire de "bricoler" une forme de touche qui lui permette d'être parallèle, localement, au trajet réel de chaque corde. Une fois qu'on comprend cela, on se demande d'une part comment diable on n'y a jamais pensé avant, et d'autre part pourquoi les fabricants d'instruments électriques à cordes s'évertuent obstinément à vendre des instruments dont la touche a un radius constant.

Puisque le trajet des cordes extérieures "coupe"le cylindre parfait d'une touche radiusée, la forme à réaliser pour obtenir ce parrallélisme entre corde et touche, a été décrite par Bruce Johnson comme une forme "en sablier" (hourglass). En sablier?! Cela peut donner l'impression que l'obtention d'une touche de fretless adaptée à une action très basse, tient du cauchemar.... Alors qu'en fait c'est beaucoup plus simple qu'il n'y paraît. À condition toutefois, qu'on ait les bons outils! Et qu'on surmonte trois obstacles/difficultés centraux qui sont exposés plus loin.


Le légendaire Mick Karn, l'un des dieux au pantheon de la basse fretless

La méthode consiste, après s'être assuré que la touche a le radius souhaité, à "reprendre" la touche en ponçant le trajet de chaque corde à l'aide d'une règle à poncer rigide, parfaitement plane, et d'une longueur suffisante à assurer l'absence d'effet "montagnes russes".

C'est en fait là que réside la principale difficulté: la qualité de la règle à poncer utilisée. Croyez-moi, trouver une règle à poncer d'au moins 40cm dont la rigidité est suffisante et dont la planéité est assez "parfaite" pour réaliser un travail de précision, n'est pas une partie de plaisir. Il n'existe que quelques fournisseurs dans le monde qui proposent ce genre d'outil. En effet la vaste majorité des règles à poncer s'avérent, quand on les examine de près, pas si planes/droites que ça! Une célèbre marque américaine demande d'ailleurs un prix exorbitant pour une règle quasi-parfaite, et beaucoup se demandent pourquoi ce prix surréaliste pour un simple morceau d'aluminium inerte. Alors que dans les faits, cela est parfaitement justifié. L'utilisation d'un tel outil permet d'ailleurs non seulement d'obtenir une action très basse sur une basse fretless, mais également sur les guitares dont la conception de la touche (radius constant) souffre du même problème avec des conséquences similaires (fret buzz plus prononcé sur les cordes latérales lorsque l'on descend l'action très bas).

La difficulté suivante est l'application soigneuse de l'abrasif sur la règle: aucune impureté ou bulle d'air entre l'abrasif et la règle n'est acceptable, car elle représenterait une "bosse" locale qui poncerait plus profondément qu'en son pourtour... avec comme conséquence des défauts de planéité inacceptables.

La difficulté suivante réside dans le maintient soigneux, en cours de nivellement du trajet de chaque corde, d'un excellent parralèlisme entre ce trajet, et celui de la règle à poncer. Certaines videos (sur youtube ou autre) réalisées par des "luthiers" montrant leur façon de niveler les frets d'une guitare à la règle ou à la cale à poncer (radiusée ou non), donnent des frissons d'horreur aux luthiers consciencieux qui assistent à ce spectacle tout simplement monstrueux. Car tout pivot de l'outil en cours de ponçage, même très léger, ruine complètement le travail. Toute déviation rend le résultat imprévisible et forcément raté. Il semble manquer à beaucoup, la "vision" géométrique de ce qu'ils font... voire le mininum de logique requis pour ce genre de travail, qui n'est pas du même ordre d'exigence que de "simoniser" sa voiture le dimanche ou de construire une mangeoire à oiseaux.


Aaaaargh, nooooooooon... pauvre basse...

L'étape finale de l'obtention de la géométrie finale de la touche, est "d'effacer" tant que faire se peut les bosses restantes entre les tracés planes sous chaque corde, en reponçant l'ensemble à la main.

Après avoir bien évidemment testé le résultat réel en jouant avec le manche en tension, on peut passer à la réalisation de la finition choisie par le luthier (ou son client).

Une dernière remarque s'impose, sur la nécessité ou non de réaliser un tel travail "en sablier" (sur une touche de fretless, ou sur un fretboard de basse ou de guitare). L'ampleur du phénomène -et par là du problème- exposé dans les premiers paragraphes, varie suivant le radius de la touche. Plus le radius est étroit (et donc la touche courbée), plus le phénomène est prononcé et le travail 'en sablier" utile. Plus le radius est large (et donc la touche plus "plate"), moins le phénomène est prononcé. Ce travail ne devient nécessaire sur des radius supérieurs à 16", que pour répondre aux besoins d'instrumentistes particulièrement exigeants.

Également, il va sans dire qu'au-delà d'un certain stade de précision, plus aucun bénéfice ne peut être retiré d'une telle procédure: le miniscule "plus" éventuellement obtenu par un travail encore plus méticuleux, sera annulé par les variations naturelles du bois (et du trussrod) sous la tension des cordes, par les changements de températures et d'humidité... Il faut savoir où s'arrête l'amélioration et où commence le travail inutile. Sur certaines basses ou guitares dont les matériaux sont d'un stabilité insuffisante, tenter de telles méthodes est même souvent tout simplement, une totale perte de temps. Ces instruments ne sont jouables qu'avec une action haute, point à la ligne...

Musicalement,

François